Haïti la lointaine, Haïti, forte en couleurs, Haïti, le lieu des tragédies et des misères, Haïti l’île des courages, et des espoirs, Haïti la musicale…

Aussi Haïti où se mêlent réalité et surnaturel, force et  intelligence.

 

Même si le voyage réel ne s’est jamais accompli, il s’est vite inscrit pour moi dans une mémoire intérieure, quasi onirique, où se mêlent depuis toujours les récits mythiques, les tragédies politiques, les convulsions d’une nature violente. Notre conscience moderne n’en porte tout au plus que des cicatrices un peu abstraites que les médias se chargent de rouvrir épisodiquement.

 

Mais, après ce séisme du 12 Janvier 2010, je me suis demandé si, à l’instar de nos mythes à nous, Haïti ne serait pas aussi le lieu d’un mythe antique moderne où la vengeance de divinités lointaines et malfaisantes trouverait un plaisir « malin » à confronter le pays aux morts et aux résurrections  successives.  Haïti serait-elle désignée  parce qu’elle a le malheur d’être pauvre mais d’être si riche en humanité ?

 

Car cette fois-ci, la catastrophe a porté ses répliques jusqu’à moi. Ses ondes m’ont atteint violemment. Les images diffusées par les télévisions du monde entier ont suscité des sonorités qui m’ont habité depuis lors.

 

J’ai imaginé à la fois la violence du chaos, mais aussi le calme qui l’a précédé et qui l’a suivi. Ce gigantesque nuage de poussière qui, une fois lentement retombé, a permis de mesurer l’ampleur du cataclysme, la souffrance sidérante et sidérée de chacun, la recherche des siens, l’angoisse de l’ensevelissement voire  de la disparition des corps.

 

Et puis les décombres, les maisons le ventre en l’air, les carcasses de voitures en équilibre instable, le désordre des secours, les poutrelles tordues, la rue ouverte en son centre, les lézardes du sol béant ont aussi leur force sonore dont j’ai voulu rendre compte.

 

Enfin, j’ai imaginé aussi le retour à la vie, les enfants qui, malgré les ruines, vont trouver le chant et le jeu dans les décombres d’une ville meurtrie (je les vois et surtout , encore une fois,  je les entends).

J’ai imaginé le rythme d’abord très lent, puis affolé, puis à nouveau ralenti par les ruines et la souffrance qui monte. 

J’ai aussi « entendu » les morts que l’on porte, qu’on ensevelit, que l’on chante, car il faut toujours continuer de vivre…et de les écouter.

J’ai vu la dignité, la grandeur de ce peuple dans la souffrance, son immense aptitude à vivre malgré la douleur.

 

2/ L’évocation sonore.

 

Mon travail musical est donc né là-bas, par empathie et aussi presque par hallucination, moi qui étais ici à l’abri de presque tout, dans ma vieille Europe.

Ce sont avant tout des rythmes et des cris qui m’ont envahi, ceux que j’ai « entendus » et en tout cas ressentis.

 

Mon inspiration essentielle est ainsi née du cri, le cri primal de la souffrance et de la révolte contre l’injustice universelle, le cri que peut pousser ce peuple d’Haïti souvent cité comme l’un des plus pauvres du monde.

Il m’a fallu évoquer les survivants au séisme qui contemplent les ruines de leur pays après le cataclysme. Encore sous le choc, terrassés par l’événement, les rescapés ont aussi cherché à reconstituer tout ce qui fait mémoire dans ce qu’ils ont enduré. Ils ont cherché le calme qui, depuis des millénaires est en eux et porte leur force.

 

Dans un système de réalité musicale conçu avant tout comme la recherche d’un véritable objet sonore, je n’ai donc utilisé que le « cri musical »  sous toutes ses formes, afin qu’il évoque la nonchalance avant la catastrophe, la terreur pendant le séisme, la plainte des premiers instants qui suivent, les soupirs des agonisants, l’appel au secours de ceux qui espèrent continuer à vivre (…« Eh », « Ah », « Oh »…).

 

 « Si Haïti mourait » ne comporte radicalement aucun livret. Ce sont les voix, presque les respirations des chanteurs/crieurs et des enfants qui vont psalmodier la tragédie, des voix toujours installées sur le socle rythmique de deux orchestres en un seul, l’orchestre classique occidental et l’orchestre caribéen traditionnel.

 

Car ce projet musical se veut transversal, recherchant des modes opératoires sonores, textuels et rythmiques issus des deux cultures.

 

Mais avant tout, le but de ce dispositif musical à trois têtes ( orchestre classique/orchestre natif/chœur sans paroles) est ici pour moi de  convoquer l’esprit de l’île, au sens à la fois symbolique et animiste du terme.

 

Au centre de chaque épisode, j’ai utilisé principalement les cris des enfants, une sorte de « scat » collectif et tragique en quelque sorte. Les adultes auront alors la tâche du chœur antique, déplorant certes par longues plaintes le destin de leur peuple mais aussi soutenant les émotions évoquées dans chacune des séquences proposées.

 

Au-delà du risque artistique que représente ce minimalisme vocal, j’ai imaginé que ce concept pourrait déclencher une écoute encore plus en résonance avec l’ampleur de la catastrophe.

 

Enfin, c’est le Coryphée, celui qui, au milieu du chœur, prend la parole dans la tragédie antique qui dira en préambule à chaque séquence sonore, les textes extraits de deux ouvrages de Dany Laferrière (« L’Enigme du retour » et « Tout bouge autour de moi ») . Son écriture forte, musicale est un élément de compréhension poétique indispensable pour l’oeuvre. * (En annexe , les extraits de ces textes)

 

3/ Les voix et l’orchestration

 

Les enfants et les adultes dans leurs tessitures habituelles, mais encore une fois, sans aucune parole.

Au centre d’un orchestre classique moderne d’une vingtaine de pupitres, une formation instrumentale spécifiquement caribéenne fonctionnera ponctuellement comme la boîte de couleurs des séquences musicales.

Ponctuellement, un récitant-comédien pour les textes.

 

 

 

4/ L’intention générale.

 

Ce travail renvoie à une sorte de chorégraphie contemporaine imaginaire où la musique et la gestuelle se répondraient sans que l’une ne prenne le pas sur l’autre, mon inspiration étant tout à la fois visuelle, sonore, percussive, et vocale.

 

Les séquences se suivent pour constituer un récit mythique musical, récit prenant par exemple pour point de départ  un matin comme les autres, un moment du quotidien comme le retour de l’école.

Puis viennent la montée de l’angoisse, le pressentiment des animaux, les augures des Anciens, la peur qui s’installe, le tonnerre de la terre qui s’ouvre violemment, les cris de douleur , les pleurs. Ce travail sur les sons doit être quasiment physique, comme une transe qui traverse l’auditeur.

 

L’idée d’une forme de folie nécessaire pour survivre à tout cela me paraît très importante, il m’a fallu aussi en rendre compte musicalement. 

 

Suivent enfin, comme une liturgie laïque de la survivance, toutes les étapes sacrées qui construisent le deuil d’un peuple tout entier :  le relèvement des corps, la présence sourde des fantômes (comme une vie magique paradoxale), l’élégie aux petits que leurs mères ne reverront plus, une célébration sauvage pour parvenir à une invocation finale en résonance avec les Anciens, moment ultime où l’éternel espoir des hommes reprend le dessus.