Il y a dix ans, l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima  me marquait profondément.

Malgré une profusion d’informations d’images morbides, quasi-silencieuses et passées en boucle sur les écrans, quelque chose d’étrange m’envahissait, il ne me semblait pas parvenir à prendre vraiment conscience de l’ampleur de la catastrophe, ce n’était qu’une sorte de compréhension intellectuelle, quelque chose de sensible manquait…  Je « n’entendais » rien…

 

Par réflexe musical,  je cherchais alors à restituer mes première sensations en couchant sur le papier à musique toujours présent sur le pupitre du piano les premières notes qui auraient pu restituer un son correspondant à ces images d’actualité bizarrement muettes.

 

 Très vite, je ressentais alors la nécessité d’une autre dimension musicale que celle du piano seul,   j’éprouvais le besoin d’une « mise en scène sonore » réaliste, un opus symphonique destiné à une formation orchestrale classique, mais sans le recours des artifices de la musique concrète.

 

Il me fallait donc « mettre en scène », mettre en scène des instruments qui grésilleraient comme le feu nucléaire, des instruments qui seraient secoués par des explosions percussives pour parvenir à l’anéantissement final.

 

Mais aussi, plus subtilement et plus difficilement, mettre en scène de façon contradictoire, un bruit de fin du monde, presque sans fracas, juste dans le silence de l’atome  déchaîné tout autant qu’invisible.

 

 Mettre en scène donc globalement une Apocalypse contemporaine en allant même peut-être jusqu’à  personnifier des réacteurs nucléaires en train de se détraquer, de se « dé-rythmer » et de fondre, entraînant dans leur propre disparition  celles des populations alentours, consumées par d’invisibles radiations. Voilà l’idée qui voulait se faire jour en moi…

 

Par la suite, chaque fois que je revoyais ces images devenues irréelles, presque archivistiques à la longue, la dimension sidérante de cette destruction de masse se faisait toujours plus lourde dans mon esprit, je me révoltais contre l’oubli de cette catastrophe pourtant hautement symbolique des menaces de notre époque.

 

Le temps aidant, au-delà des premières esquisses pianistiques, je me suis aujourd’hui décidé à  entreprendre un travail orchestral complet, avec pour intention première de rendre une matière sonore réellement palpable, celle que je n’avais pas « entendue » lors des premières diffusions.

 

Une référence importante

 

Le prélude «  La cathédrale engloutie » de Claude Debussy est d’abord rentré en résonance avec ce projet. Dans cette pièce particulière, Claude Debussy évoque des vagues engloutissant la ville d’Ys, une sorte d’Atlantide disparue.

 

 À l’identique,  en 2011 au Japon, un tsunami gigantesque provoque un engloutissement phénoménal puis une catastrophe nucléaire qui détruit silencieusement les hommes par des ondes invisibles.

 

 La correspondance entre la légende et l’histoire réelle me semble donc évidente. Car la centrale nucléaire moderne me paraît être aussi une cathédrale contemporaine, tout autant emblématique de notre civilisation actuelle que pouvait l’être une église au siècle dernier. Au-delà d’un simple lieu profane, c’est un symbole extrêmement fort de notre organisation économique et de notre mode de pensée. Sa disparition peut précéder la nôtre…

 

Enfin, la correspondance formelle entre le langage « impressionniste » de Debussy et celui que je rechercherai pour cette « centrale engloutie » me paraît certainement une piste prometteuse.

 

L’écriture de cette future pièce pour piano et orchestre doit trouver ses correspondances dans les techniques à la fois minimalistes et répétitives,  celles avec lesquelles ma musique entre en résonance, celles qui peuvent le mieux traduire les innombrables court-circuits, grésillements et tressautements  d’une centrale nucléaire rentrée en fusion, entrecoupés d’explosions intermédiaires et du fracas silencieux de ses murs de béton…

 

Dans la forme musicale  répétitive, quelque chose me semble venir de très loin, peut-être de la musique grégorienne, d’une sorte de prière intérieure, de psalmodie contemporaine. Ce n’est pas une posture musicale simplement formelle mais un rythme prégnant, des sons obsédants qui proposent une relation quasi spirituelle et une communion sonore entre le monde des vivants et celui des morts.

 

L’hypnose extatique de séquences rythmées par de grandes répétitions percussives à travers différents pupitres doit ainsi nous envahir pour entrer en « communion » avec l’auditoire, comme le chant grégorien opérait sur l’âme des croyants.  Cette forme musicale autrefois sacrée possède une structure musicale très significative, très opératoire qui a tendance à ne jamais se terminer, à ne jamais se résoudre ni résoudre quoique ce soit d’ailleurs ( il ne fallait jamais conclure sur autre chose que sur l’existence de Dieu…). Utilisée dans un registre ici profane, cette hypnose rythmique et répétitive peut exprimer ainsi une question qui reste sans réponse, comme l’accident nucléaire qui nous sidère…

 

De façon plus terre à terre, c’est aussi l’effet produit par l’écriture minimaliste qui, combinée à la répétition, exprime dans une apparente simplicité ce qui est imparable, ce à quoi l’on ne peut échapper. Ces deux modes d’écriture combinés sont donc pour moi le langage privilégié du récit tragique.

 

Je cherche ainsi, par une sorte de mécanisme de transfert musical, à provoquer une transe  émotionnelle qui  « parle vrai » à l’auditeur.